Les Droits Linguistiques au Canada: entre avancées historiques et reculs contemporains

Sara Farias da SILVA,
Simon DABIN

Resumo

Lorsque nous parlons des droits linguistiques au Canada, nous ne parlons que des droits de la minorité linguistique francophone: seule minorité dont la langue possède un statut de langue officielle et une protection garantie par la Charte des droits et Libertés du Canada. Aussi, cet article portera généralement sur l’histoire des droits linguistiques des francophones au Canada mais le complétera par deux parties évoquant les droits linguistiques des autochtones et les droits linguistiques des allophones. Notre objectif est de présenter une introduction politique-linguistique et historique de ces droits. Historique puisque nous présenterons l’évolution des droits à travers le temps et politique-linguistique car nous présenterons les rapports de forces et les enjeux de pouvoirs qui ont amené à la prise en compte de ces droits linguistiques.

Introduction

Deuxième plus grand pays au monde par la taille, le Canada est aussi un pays multilinguistique. D’après le recensement opéré par Statistiques Canada en 2016, 74% des canadiens parlent l’anglais, 22% parlent le français et 1,9% ne parlent ni l’anglais, ni le français (une population plus connue sous le nom d’“allophone” au Canada). Quand nous parlons des langues maternelles, 57% déclarent posséder l’anglais comme langue maternelle, 21% déclarent posséder le français et 21,5% déclarent une autre langue maternelle (STATISTIQUES CANADA, 2016[1]). Dans ces 21,5% de personnes qui possèdent comme langue maternelle une langue autre que le français et l’anglais, nous retrouverons les langues autochtones1 (pour une population d’environ 2 millions d’habitants répartie en 600 nations, il se parlerait entre 53 et 74 langues autochtones) et les langues des immigrés et de leurs descendants.

Toutefois, malgré cette diversité linguistique réelle, lorsque nous parlons des droits linguistiques au Canada, nous parlons essentiellement des droits de la minorité linguistique francophone: seule minorité dont la langue possède un statut de langue officielle et une protection garantie par la Charte des droits et Libertés du Canada (BASTARACHE; DOUCET, 2014, p. 143-9[2]). Aussi, cet article portera généralement sur l’histoire des droits linguistiques des francophones au Canada mais nous souhaitons y ajouter une partie pour évoquer les droits linguistiques des autochtones et les droits linguistiques des allophones. Cependant, notre objectif n’est pas de faire un état de la question exhaustif mais plutôt de présenter une introduction politico-linguistique et historique de ces droits. Historique puisque nous analyserons l’évolution de ces droits à travers le temps et politico-linguistique car nous présenterons les rapports de forces et les enjeux de pouvoirs qui ont amené à la prise en compte de ces droits.

Pour cela, nous commencerons par l’histoire de la Nouvelle France jusqu’à la conquête afin de poser les racines de la présence française sur le territoire que nous appelons aujourd’hui «Canada» (1). Puis nous relaterons les débuts tourmentés de la construction du Canada afin de comprendre pourquoi le français n’a jamais disparu et s’est imposé petit à petit comme une langue dont il était impossible de se passer (2). Afin de terminer sur la question des droits linguistiques des francophones au Canada nous analyserons l’évolution de ces droits dans le Canada contemporain (3). Puis nous conclurons par l’apparition timide mais réelle de la question des droits linguistiques des autochtones et l’ignorance manifeste des droits linguistiques des “allophones” (4).

1.  Aux origines du Canada: deux colonisations, plusieurs guerres et l’affirmation d’un “fait français” en Amérique du Nord

Cette partie n’est pas une histoire de la nouvelle France, des colonisations française et anglaise ou encore des milliers de nations autochtones qui vivaient sur cet espace territorial, se faisaient la guerre, se faisaient la paix, et qui possédaient des systèmes de gouvernances, des systèmes sociaux, des systèmes familiaux et des cultures très divers. Notre but est de présenter les racines du “fait français” sur le continent nord-américain.

a) L’échec de la première colonisation (1534-1543)

Avant de parler de la «Nouvelle France », il est fondamental de préciser les échecs des tentatives de colonisation de ce territoire par Jacques Cartier et Jean-François de La Roque de Roberval: les deux premiers explorateurs missionnés par la Couronne française pour trouver des matières précieuses et un passage vers la Chine à travers le fleuve St-Laurent (SHOALTS, 2018, p. 62[3]). Au-delà du fait qu’ils ne trouvèrent ni l’un ni l’autre, leurs échecs, qui peuvent paraître anecdotiques concernant les droits linguistiques au Canada, n’en sont pas moins fondamentaux. En effet, de ces échecs seront tirés un certain nombre d’enseignements qui auront des conséquences importantes pour la suite de l’histoire des colonisations britannique et française.

Premièrement, l’échec des trois voyages de Cartier et du seul voyage de Roberval peut s’expliquer en partie par la non prise en compte de l’importance des forces militaires autochtones présentes sur le territoire et à l’absence d’ententes avec eux qui en ont découlé. Cette erreur sera largement corrigée lors de la deuxième période coloniale, par Champlain et par les colonisateurs anglais (GIRARD; BRISSON, 2018[4]). Cela signifie que pour rester sur le territoire, les colons ont considéré les Autochtones comme des nations à part entière malgré un discours en métropole qui niait leurs droits.

L’autre conséquence de ces échecs est commerciale. Constatant l’absence de matières précieuses et de passage vers la Chine, les colonisateurs du nord de l’Amérique du Nord vont se tourner vers le commerce de la fourrure et établir en conséquence des bouleversementséconomiquesmajeurschezlesnationsautochtones (ETHRIDGE, 2014, p. 49-69).

Figure 1. Figure 1: Carte issue du Musée virtuel Canadien de l’histoire. Fonte: Canadian Museum of History, 2019b[5].

b) La Nouvelle France (1603-1763)

Entre le premier voyage de Samuel Champlain dans la vallée du Saint-Laurent en 1603, la construction de la ville de Québec en 1608 (qui marque le début officiel de la Nouvelle France) (FISCHER, 2012[6]) et la défaite contre les troupes anglaises en 1760, on estime que près de 33 000 personnes ont visité la Nouvelle France mais que seules 14 000 s’y sont installées (BRODEUR-GIRARD; VANASSE, 2010, p. 18[7]). La Nouvelle France est exclusivement chrétienne, seigneuriale, militaire et en conflit avec plusieurs nations autochtones (GREER, 2018, p. 145-90[8]). Il faudra attendre la grande Loi de la Paix de Montréal (1701) pour mettre fin temporairement aux conflits avec certaines nations autochtones.

Il faut retenir de cette période le fait que les français s’établissent sur le continent nord-américain et sont majoritaires sur le plan démographique par rapport aux colonies britanniques de la région. Cette réalité aura une importance capitale après la chute de la Nouvelle France et la création de la province de Québec.

c) La chute de la Nouvelle France et la tolérance du fait français (1763-1774)

L’importance démographique des francophones sur le territoire de la province de Québec (nom donné à la province créée par les britanniques après l’invasion et la chute de la Nouvelle France entre 1757 et 1763) va reconnaitre et protéger de facto le “fait français” au Québec.

À ce stade il est important de définir ce que nous pouvons entendre par le terme : “fait français” au Canada. Le “fait français” serait l’affirmation et la continuité de la pratique de la langue française à l’intérieur de territoire canadien (DA SILVA, 2018[9]). Ce “fait français” est pris en compte dès 1763 par les dirigeants britanniques. Ainsi, la proclamation royale de 1763 crée une province du Québec composée majoritairement de français et ne remet pas en cause leur réalité linguistique. Mieux encore, certains gouverneurs britanniques de la province défendront même ce fait français au détriment de la minorité britannique (RUSSELL, 2017, p. 23-42[10]).

Le deuxième et dernier texte important de cette époque est l’Acte de Québec de 1774. Si cet acte ne considère pas la langue française comme langue officielle,il garantit néanmoins des droits différenciés pour les habitants du Québec: ces derniers auront le droit de garder leur système juridique et leur religion. Surtout, cet acte affirme une pratique bilingue (anglais et français) dans l’administration et dans la justice et force la traduction dans les deux langues de tous les documents législatifs et exécutifs de la province.

Figure 2. Figure 2: Carte Bibliothèque virtuelle L’Acte de Québec (1774) et ses conséquences (notions avancées). Fonte: Canadian Museum of History, 2019a[11].

d) Conclusion: affirmation réelle du fait français mais seulement dans la province de Québec

De l’arrivée de Champlain à l’Acte de Québec de 1774, l’histoire des francophones sur le territoire qui deviendra le “Canada” est une histoire de conquête et d’affirmation d’une langue (au détriment des langues autochtones): la langue française. La tolérance des britanniques envers cette langue dans la province de Québec peut s’expliquer par la domination démographique des francophones sur ce territoire, par la philosophie libérale de George III et également par la volonté de gagner la loyauté des français de la Nouvelle France à la Couronne britannique. La fin du XVIII et le début du XIX ème siècle vont donner raison à cette stratégie (RUSSELL, 2017, p. 64-5[10]). Toutefois, nous pouvons relativiser cette tolérance puisqu’elle ne s’est exprimée que pour et dans la province du Québec. Par exemple, la réalité des acadiens (soit les francophones qui vivaient sur le territoire qui comprend aujourd’hui les provinces de la Nouvelle- Écosse et du Nouveau-Brunswick) est toute autre. Dès la cession de l’Acadie aux Britanniques en 1713, le droit anglais est imposé aux acadiens, lesquels seront par la suite déportés de 1755 à 1760. Lors des créations des provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle Écosse, l’anglais deviendra langue officielle et les francophones du Nouveau-Brunswick devront attendre 1960 pour avoir leurs droits linguistiques protégés (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 30-1[2]).

2. Affirmation du Canada anglais et résistance du “fait français” (1774-1867)

Même si nous ne voulons pas faire ici une histoire du Canada (nous n’en n’avons pas la place), il nous semblait important de revenir brièvement sur les événements qui ont marqué l’histoire de ce pays au XIXème siècle. Car les années qui séparent l’Acte de Québec (1774) de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (1867) sont très certainement les plus importantes pour expliquer les sources des droits linguistiques contemporains au Canada. Plus précisément, les premières années montrent la loyauté des Canadiens Français envers la couronne britannique, puis, devenant majoritaires sur le plan démographique, les anglais vont commencer à attaquer la langue française. Finalement, c’est une résistance des Canadiens Français2 qui imposera définitivement le “fait français” en Amérique du Nord.

a) Les Canadiens Français affirment leur loyauté à la couronne britannique et les loyalistes arrivent (1774- 1814)

Les Canadiens Français dans la province de Québec ont obtenu des accommodements de la part des britanniques, notamment parce que ces derniers voulaient s’assurer d’une certaine loyauté de la part des anciens «français». S’il est impossible d’affirmer avec certitude le succès de cette stratégie3, un fait demeure: en dépit des nombreux appels en ce sens (FERRETTI; MIRON, 2004, p. 41-57[12]), les Canadiens Français ne rejoignirent pas les révolutions française et américaine. Pour certains, la décapitation de Louis XVI en 1793 a même terminé de cimenter cette loyauté des Canadiens Français, plutôt conservateurs et monarchistes (RUSSELL, 2017, p. 66[10]), envers la couronne britannique.

De fait, la province de Québec va devenir le territoire principal de refuge des “Loyalistes” pendant la guerre d’indépendance américaine (1775-1783). Les loyalistes sont des “colons britanniques qui pour des raisons [multiples] ont refusé de se joindre à la Révolution américaine” (BALTHAZAR, 2013, p. 50[13]). On estime que leur nombre oscille entre 6000 et 10 000 (ROCHER; LAFOREST, 2017, p. 17) et cette importante immigration va changer logiquement et radicalement le visage français de la province de Québec. Ainsi, en 1791, l’Acte constitutionnel crée le Haut Canada anglophone et le Bas Canada francophone (BALTHAZAR, 2013[13]) pour accommoder les “loyalistes” sans renier les droits des Canadiens Français (encore supérieurs en nombre aux britanniques sur ce territoire).

En cette fin de siècle, un nouveau pays est en train d’émerger en opposition aux révolutions américaine et française. Il est multinational4 et bilingue puisque “la tradition de bilinguisme législatif et judiciaire se poursuit dans le Bas Canada” (DOUCET, BASTARACHE; RIOUX 2014, p. 32[2]). Cet aspect multinational va s’affirmer lors de la guerre de 1812 qui opposa les États-Unis au “Canada” de l’Acte constitutionnel de 1791, puisque les anglais se verront soutenir par les Canadiens Français et par des nations Autochtones pour contrer l’invasion américaine (RUSSELL, 2017, p. 246-72[10]; SHOALTS, 2018[3]).

b) La tentative d’éliminer le “fait français” (1814-1848)

La pratique bilingue du Canada sera largement remise en cause à partir de 1837. L’assimilation des francophones à la société anglaise (devenant au fil du temps de plus en plus importante sur le plan démographique) est proposé comme la solution pour répondre aux deux révolutions des Patriotes entre 1837 et 1838 (des révolutions qui visaient à rendre démocratique le Canada, à le séparer de l’emprise de la Grande Bretagne et à s’opposer au colonialisme britannique (HARVEY, 2005[14]; BUCKNER, 1985[15]; ROCHER; LAFOREST, 2017, p. 18). En 1839, c’est Lord Durham, envoyé au Canada par la couronne Britannique pour trouver des solutions à ces révoltes, qui proposa dans son rapport de créer le Canada-Uni (de réunir le Haut et le Bas Canada en un seul pays) mais surtout d’assimiler les francophones, ce peuple “sans histoire et sans littérature” (FRASER, 2006, p. 16[16]).

En conséquence, le Canada-Uni fut créé en 1840 et l’usage de la langue française interdit. Logiquement, la langue anglaise devint la seule langue officielle sur le territoire (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 33[2]). Mais même si cette politique est officielle, sa mise en application ne sera jamais effective. Le “fait français” va persister, y compris à la chambre législative du Canada-Uni dans laquelle les élus Canadiens Français vont continuer de s’exprimer en français (TERRIEN, 2010, p. 60-8[17]).

Face à cet échec évident, les politiques assimilatrices à l’encontre des francophones vont disparaitre petit à petit. En 1848, l’unilinguisme du Canada-Uni est définitivement abandonné (FRASER, 2006, p. 17[16]; DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 33[2]). À partir de ce moment, l›existence et la persistance de la langue française sur le territoire canadien est acquise. Cette réalité sera affirmée par l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (la constitution de la fédération canadienne) en 1867 qui crée la fédération canadienne telle que nous la connaissons aujourd’hui.

c) Conclusion: 1867 ou le pacte entre deux nations aux langues protégées

Pour le Canada, l’histoire mouvementée du XIXème siècle s’apaise en 1867 avec la création de la fédération canadienne. Nous ne reviendrons ni sur les raisons, ni sur les débats qui ont mené à la fédération canadienne. Il est préférable de souligner, dans une discussion sur les droits linguistiques au Canada, que cette fédération, bien que comprise comme un pacte entre deux nations (la nation francophone et la nation anglophone) (MCROBERTS, 1999[18]) ne reconnaît pas de langues officielles. Toutefois, le “fait français” se trouve affirmé dans l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 33[2]) et comme en 1774 et en 1791, il est fascinant de constater que cet article s’adresse essentiellement à la situation du Québec. Les francophones en dehors du Québec ne trouvent pas de protections linguistiques au sein de la Constitution canadienne.

La tradition “bilingue” de 1791 réapparaît donc en 1867. Ce qui a changé depuis 1791, c’est l’aspect multinational du Canada. En effet, en moins d’un siècle les Autochtones se retrouvent définitivement exclus des discussions constitutionnelles, des protections linguis- tiques et de la citoyenneté canadienne. Mais surtout, ils sont devenus les victimes des politiques coloniales canadiennes (DASCHUK, 2013[19]; SAUL, 2018[20]; BATTELL; LOWMAN; BARKER, 2015[21]). Si nous ne reviendrons pas sur cette histoire, il faut garder à l’esprit cette exclusion pour comprendre notre partie sur les droits linguistiques des Autochtones.

3. Les droits linguistiques contemporains des francophones au Canada: avancées symboliques sur la scène fédérale, outil nationaliste au Québec et constantes batailles dans les autres provinces

La réalité des francophones au Canada est extrêmement complexe à résumer tant elle varie selon les provinces, selon l’histoire et selon le contexte fédéral. En effet, la constitution de 1867 met en place un régime fédéral au Canada dans lequel les pouvoirs sont divisés entre les “provinces”, “les territoires” et le pouvoir fédéral (PELLETIER, 2017, p. 37-69[22]). Cela signifie que les lois en matière de droits linguistiques sont différentes d’une province à l’autre et que les lois décidées par le Parlement canadien sont limitées dans leur application pour préserver l’autonomie des provinces. À l’heure actuelle, une seule province est officiellement francophone (le Québec) et une seule province est officiellement bilingue (le Nouveau-Brunswick). Aussi, pour cette partie nous allons distinguer la situation des droits linguistiques entre le Canada et les provinces canadiennes.

a) Le bilinguisme officiel du Canada

Deux documents sont importants pour comprendre la situation linguistique contemporaine du Canada. Le premier est la loi sur les langues officielles de 1969 qui stipule en son article 1er que le français et l’anglais sont les langues officielles du pays et que tous les actes du Parlement et des institutions canadiennes devront être dans les deux langues.

L’autre avancée importante va se produire en 1982 lors du “rapatriement” de la loi constitutionnelle canadienne de 1982. La loi Constitutionnelle de 1982 ajoute à la loi constitutionnelle de 1867 une charte des droits et libertés et une formule d’amendement constitutionnel (WHOERLING, 2017, p. 71-94). C’est au sein de cette Charte des droits et libertés que nous trouvons des articles 16 à 20: “les garanties linguistiques des Canadiens à l’égard du gouvernement fédéral” (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 35[2]). Pour résumer ces articles, les canadiens ont le droit d’user de la langue française ou anglaise avec tous les fonctionnaires de l’État canadien et ont le droit de suivre un enseignement scolaire en anglais ou en français.

En d’autres termes, la tradition du bilinguisme née en 1774, affirmée en 1791, attaquée en 1840, survivante en 1867, légiférée en 1969 devient enfin constitutionnelle en 1982.

b) Le Français et les nationalismes au Québec

Alors que le Canada affirme son bilinguisme à partir des années 60, le Québec prend un tournant totalement opposé dans les mêmes années (LINTEAU, 1989, p. 595-604[23]; LEVINE, 1997; FRASER, 2006, p. 133-210[16]). En effet, l’arrivée d’un discours nationaliste moderne (BALTHAZAR, 2013, p. 137-210[13]) va coïncider avec l’affirmation de la langue française comme langue de travail et des institutions dans la province. Le “français” va alors être utilisé comme un outil du nationalisme québécois (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX, 2014, p. 34[2]).

Le document le plus important pour le Québec en la matière est la Charte de la Langue Française (ou loi 101) adoptée en 1977 et qui affirme dès son article premier que “ Le français est la langue officielle du Québec” tout en protégeant certains droits de la minorité anglophone du Québec. Si pour certains la loi 101 a affirmé une division très grande entre le Québec et le Canada mais aussi entre les anglophones et francophones au Québec (FRASER, 2006, p. 133- 60[16]), elle reste une loi fondamentale pour la protection d’une identité “québécoise” différente de l’identité des autres francophones et des anglophones au Canada.

c) Dans les autres provinces et territoires

La situation des francophones en dehors du Québec varie grandement d’une province à l’autre. Nous ne pouvons faire ici un état des lieux exhaustif de ces droits par province mais nous pouvons montrer deux cas opposés dans l’application de la tradition du bilinguisme canadien depuis 1791.

D’un côté nous avons le Nouveau-Brunswick, qui est la seule province reconnue constitutionnellement comme bilingue par l’article 16.1 de la Charte des droits et libertés canadienne de 1982. Les communautés linguistiques anglaise et française jouissent ainsi d’un statut égalitaire (DOUCET; BASTARACHE; RIOUX 2013, p. 35-8[2]). De l’autre, au contraire du Nouveau-Brunswick qui a souhaité assumer son bilinguisme, le Manitoba et ses différentes législatures ont voulu imposer l’anglais comme seule langue officielle entre 1890 et 1979 alors que la loi formant le Manitoba en 1870 garantissait un bilinguisme devant les tribunaux et l’Assemblée législative (une application de la tradition canadienne établie en 1791). Après une ultime défaite devant la Cour Suprême canadienne en 1979, le Manitoba a finalement accepté d’appliquer la tradition linguistique du Canada.

Finalement, les trois territoires canadiens ont tous reconnus le français et l’anglais comme langues officielles, incluant également des langues autochtones parlées sur ces territoires (en dehors du Yukon)5.

d) Conclusion: les difficultés des francophones au Canada

Nous voulions terminer cette partie en allant au-delà des réalités juridiques desdroitslinguistiques desfrancophonesau Canada. Nous avons commencé cette partie en précisant la diversité des situations francophones au sein du Canada et nous allons revenir rapidement sur cette diversité en reprenant notre découpage.

Au Canada, le bilinguisme est une réalité de jure mais pas forcément de facto (FRASER, 2006[16]). Il semble trop souvent que le bilinguisme canadien est un bilinguisme de façade qui ne permet pas de garantir réellement des services fédéraux offerts en français. Sans compter le problème démographique et le recul constant de la langue en dehors du Québec (ZANINETTI, 2013[24]).

Les autres difficultés viennent du climat politique dans certaines provinces à l’encontre des droits des francophones. Notons par exemple la suppression récente du Commissariat aux services en français en Ontario6 ou encore l’arrivée dans un gouvernement de coalition d’un parti ouvertement contre les droits linguistiques des francophones au Nouveau-Brunswick. En règle générale, nous pouvons dire qu’en dehors du Québec les droits des francophones ne sont pas au “beau fixe”.

4. Les droits linguistiques en construction ou à construire: le cas des Autochtones et des autres langues parlées au Canada

Ilesttempsdeterminercetarticleparcellesetceuxdontnousn’avons pas assez parlé dans ce travail: ces fameuses 21,5% de personnes qui n’ont pas l’anglais ou le français comme langue maternelle au Canada. Nous ne traiterons malheureusement pas des allochtones et traiterons indistinctement les nations autochtones, bien que nous soyons tout à fait conscients que leurs difficultés et demandes varient beaucoup d’une communauté à l’autre (et tout comme pour les francophones d’une province et d’un territoire à l’autre). Mais cette partie se veut plus une ouverture pour des recherches futures qu’une description aussi complète que celle sur les francophones.

a) Les sources juridiques possibles pour la reconnaissance des langues autochtones

Officiellement, aucun droit linguistique Autochtone n’est reconnu au niveau canadien7. Cependant plusieurs avancées dans les dernières années laissent présager des avancées possibles en la matière. Premièrement la signature par le Canada de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples Autochtones, deuxièmement l’article 35 de la loi Constitutionnelle de 1982 et les avancées dans les provinces.

En 2010 avec restrictions et en 2015 sans restrictions, le Canada a signé la Déclaration des Nations Unies sur les droits des Peuples Autochtones (CHARTERS et al., 2013[25]). Cette déclaration de 2007 reconnaît plusieurs droits aux autochtones, notamment le droit de “diriger leurs propres systèmes et établissements scolaires où l’enseignement est dispensé dans leur langue” (METALLIC, 2013, p. 908). Autrement dit, l’application possible voire probable de cette déclaration par le Canada ouvre la voie à des avancées en la matière pour les Autochtones.

L’autre source de droit canadien est celle ouverte par l’article 35 de la loi Constitutionnelle de 1982 qui dispose que “Les droits existants ancestraux ou issus des traités des peuples autochtones sont reconnus ou confirmés” (Loi Constitutionnelle de 1982). Cette disposition est évidemment très large, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. L’inconvénient principal est de laisser le soin à la Cour Suprême de définir ce qu’il faut entendre par “droits ancestraux”: une institution considérée par plusieurs penseurs autochtones comme une institution coloniale (KULCHYSKI, 1994[26]; ALFRED, 2005[27]) et qui a démontré dans sa jurisprudence qu’elle définissait ces droits avec une vision « culturaliste » (PANAGOS, 2016). Plus précisément cette Cour a défini par sa jurisprudence les droits ancestraux comme des droits nécessairement antérieurs à l’arrivée des colons et obligatoirement distincts des droits occidentaux (PANAGOS, 2016, p. 44-5[28]). L’avantage c’est que même avec cette définition des droits ancestraux, les Autochtones pourraient, dans l’absolu, démontrer que les langues sont des droits ancestraux (METALLIC, 2013, p. 914-9). En conséquence de quoi la pratique des langues autochtones et leur protection deviendraient des droits constitutionnels protégés constitutionnellement.

La dernière source possible est celle des provinces canadiennes. Plusieurs provinces ont ainsi mis en place des programmes d’enseignement en langues autochtones dans les écoles primaires et secondaires (METALLIC, 2013, p. 968-975). La loi 101 au Québec reconnaît, par exemple, le droit pour les Autochtones de “maintenir et de développer leur langue et culture d’origine”.

Dans tous les cas, ce que nous démontre l’approche juridique, c’est que l’avancée des droits linguistiques autochtones est très limitée par la volonté politique des gouvernements provinciaux et fédéraux. (METALLIC, 2013)

b) Les autres sources des droits linguistiques autochtones

Plusieurs avancées institutionnelles ont eu lieu dans les dernières années au Canada pour faire avancer l’autonomie des nations autochtones (par la signature de traités modernes, par la création de territoires, par l’acquisition de compétences exclusives sur des questions). Nous ne reviendrons pas sur toutes ces avancées mais il faut comprendre que l’autonomie permet souvent à des gouvernements autochtones de remettre en place des règles visant à promouvoir et protéger les langues autochtones.

Pour ne citer que cet exemple, il faut préciser que les territoires onttous (endehors du Yukon) affirmé les langues auto chtones comme des langues officielles (METALLIC, 2013, p. 937-970). Il est certain que l’augmentation de l’autonomie (voire de l’autodétermination) des nations autochtones au Canada est une solution pour leur permettre de se doter des normes leur permettant de défendre leurs langues.

c) Conclusion: la difficulté de protéger le multilinguisme au Canada

Les défis qui se posent au Canada ont été présentés dans cet article, principalement en ce qui concerne les droits linguistiques de la minorité francophone et les Autochtones. Étant donné que notre objectif n´était pas de faire un état de la question exhaustif ou juridique des droits linguistiques au Canada, nous pouvons conclure de la manière suivante.

Puisqu’il n’existe pas de droits linguistiques pour protéger les langues des immigrants et de leurs descendants, puisque les droits des langues autochtones apparaissent seulement dans le paysage politique canadien et que la francophonie est attaquée en dehors du Québec, nous pouvons conclure que si le Canada est un pays multilingue, il n’offre pas les protections juridiques suffisantes pour protéger cet aspect. En ce sens, il est peut-être temps de repenser la politique linguistique canadienne notamment pour les peuples autochtones et les francophones en dehors du Québec, dans une perspective décoloniale.

Referências

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