La réflexion sur l’auctorialité a longtemps été marginale dans les études de discours. Cela se comprend pour les courants interactionnistes, car par définition ceux-ci ont affaire à des
Pourtant, du moins en France, même dans le domaine des études littéraires la réflexion sur l’auctorialité est récente
Si l’on peut ouvrir aujourd’hui une réflexion spécifique sur l’auteur, c’est dans la mesure où, sous l’influence des courants pragmatiques et surtout de l’analyse du discours, est en train de se dessiner un nouveau paysage dans notre approche des textes, littéraires ou non, dont bénéficie la question de l’auctorialité. L’analyse du discours n’a en effet de raison d’être que si elle subvertit toute appréhension immédiate d’un « intérieur » et un « extérieur » du texte, une subversion qui est la condition de toute réflexion sur la notion d’auteur. Excédant toute extériorité simple du texte et du contexte, elle n’est en effet réductible ni à l’énonciateur du texte, ni à l’écrivain, que celui-ci soit appréhendé comme acteur du champ littéraire ou comme individu doté d’un état-civil: elle opère sur leur frontière. Pire: dans l’usage, le terme d’« auteur » n’est même pas réservé aux productions verbales. Les descriptions définies telles que « l’auteur des injures », « l’auteur des coups de couteau », « l’auteur de l’agression », etc., prolifèrent dans le domaine judiciaire, quand on doit attribuer une
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- assignation d’
- et dimension
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Certes, la notion d’auteur qui intéresse les spécialistes du texte n’est pas à proprement parler d’ordre judiciaire, il n’en reste pas moins vrai que l’énonciation, comme toute action socialement reconnue, est nécessairement référée à une origine et à une responsabilité.
N’importe quelle production verbale n’est pourtant pas susceptible d’avoir un « auteur ». On dira difficilement qu’une conversation a des
« auteurs »: on parlera plutôt de « participants » ou, tout simplement, d’ « interlocuteurs ». Une production verbale n’est attribuable à un
« auteur » que si elle est monologale. L’expression « l’auteur d’un dialogue » n’est employée que s’il s’agit d’un dialogue rédigé par un seul individu, d’un texte qui peut être appréhendé de l’extérieur, comme une totalité organisée.
Cette notion d’auteur peut avoir trois valeurs distinctes (MAINGUENEAU, 2009), dont l’une est « relationnelle » et les deux autres sont « référentielles ».
Dans sa valeur
« l’énonciateur » en linguistique – qui déjoue l’opposition entre le sujet de l’énoncé et le locuteur hors du langage –, cet « auteur-répondant » n’est ni l’énonciateur du texte, ni un individu en chair et en os, mais une instance qui déjoue cette distinction. C’est ce qui lui permet de signer un certain nombre d’énoncés qui figurent dans le paratexte, en particulier la préface.
Selon la seconde acception, « auteur » désigne un acteur de la scène littéraire, ou plus largement un producteur de livres. Il réfère à un statut socialement identifié auquel sont attachées certaines représentations stéréotypées, historiquement variables. Il peut recevoir d’autres noms: en particulier « homme de lettres » ou « écrivain ». Un éditeur peut ainsi dire «mes auteurs», et on peut exercer la profession d’ « auteur » (mais en français, dans cette acception « auteur » tend aujourd’hui à être remplacé par « écrivain » quand on parle de la profession). Certes, on parle d’un
« film d’auteur », par exemple, mais on ne désignera pas le réalisateur du film en disant « cet auteur ».
Dans sa troisième acception, l’auteur est le corrélat d’une
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En fait, si l’on parle si volontiers et sans s’interroger davantage de l’« œuvre » d’un auteur, c’est qu’on la suppose définie par une certaine fonction d’expression. On admet qu’il doit y avoir un niveau (aussi profond qu’il est nécessaire de l’imaginer) auquel l’œuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus inessentiels, comme l’expression de la pensée, ou de l’expérience, ou de l’imagination, ou de l’inconscient de l’auteur, ou encore des déterminations historiques dans lesquelles il était pris.
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La prise en compte de cette problématique de l’auteur m’oblige à quelques rectifications de mes propres concepts. Dans
Cette distinction entre « personne », « écrivain » et « inscripteur » est-elle suffisante? Sans doute pas. La notion d’ « inscripteur » présente en effet l’inconvénient de cumuler deux fonctions (celle d’énonciateur et celle de « ministre de l’institution littéraire ») qui, certes, sont étroitement liées mais hétérogènes. Cette notion d’« inscripteur » mélange en fait deux niveaux: celui de l’énonciateur et celui de ce que j’ai appelé plus haut « l’auteur-répondant », qui, en écrivant une œuvre littéraire, se trouve en position de «ministre de l’institution littéraire». Cet auteur-répondant recouvre lui-même deux grandes fonctions: il
La spécificité de cette instance qu’est l’auteur se manifeste avec force dans l’existence de la pseudonymie, phénomène qui ne concerne en effet à strictement parler ni l’énonciateur, ni la personne ou l’écrivain, mais l’auteur, considéré comme le lieu instable où se nouent texte et société.
La pseudonymie, du fait même qu’elle désigne un carrefour et une frontière, qu’elle constitue une sorte d’échangeur
Mais tous les discours constituants n’entretiennent pas la même relation à la pseudonymie. Le discours littéraire et le discours philosophique, par exemple, engagent des formes d’auctorialité divergentes qui se traduisent sur le plan de la pseudonymie. Pour le dire vite, les auteurs qui relèvent du discours philosophique répugnent à la pseudonymie, alors que cette dernière prolifère en littérature. Il suffit de jeter un œil sur une liste de grands écrivains et de grands philosophes pour que la différence saute aux yeux. Même des philosophes tels que Nietzsche ou Derrida qui placent au centre de leur réflexion le masque, le semblant, la fiction… ne signent pas leurs œuvres de pseudonymes.
Certes, il existe quelques textes philosophiques importants qui ont été publiés sous pseudonyme. Mais il s’agit en général d’une protection contre la censure, nullement d’une volonté de jouer avec le nom conféré par l’état-civil. Il existe également des noms de philosophes qui contiennent l’élément
On ne peut pas non plus considérer comme pseudonymes les innombrables noms de philosophes antiques ou médiévaux qui associent un nom et un lieu, ou un attribut: « X de Corinthe », « Y de Pavie », « Z le vénérable », etc. Ces noms d’auteur ont été attribués par des tiers pour distinguer des homonymes (« X de Corinthe » n’est pas « X d’Alexandrie »), pour marquer une affiliation doctrinale, un lieu d’enseignement ou conférer un attribut prototypique comparable aux épithètes homériques.
L’exception la plus notable est le philosophe danois S. Kierkegaard, chez qui la pseudonymie est au centre de l’œuvre. Mais il s’agit précisément d’un philosophe que les purs philosophes mettent volontiers entre guillemets parce que sa doctrine subvertit les frontières entre philosophie, religion et littérature. La pseudonymie est une des ressources qui lui permettent de contester les formes classiques de la philosophie.
Une autre exception apparente, beaucoup moins prestigieuse, serait le philosophe français Émile Chartier (1868-1951), connu sous le pseudonyme d’« Alain ». Le choix de ce pseudonyme ne s’est pas fait dans l’espace philosophique, mais journalistique. En 1900 son premier ouvrage, consacré à Spinoza, était signé « Émile Chartier ». Mais de 1903 à 1914 il a publié dans un quotidien,
On pourrait penser, pourtant, que le discours philosophique favorise une auctorialité pseudonymique. L’énonciateur de textes relevant des discours constituants occupe une position en quelque sorte « chamanique », qui le place à la jointure entre le monde ordinaire et des forces transcendantes: celui qui parle ainsi ne peut pas être réduit à son identité « terrestre ». Le statut d’auctor implique une distinction entre les êtres sociaux, qui sont définis par leur filiation, et les êtres discursifs, qui sont le corrélat d’une œuvre. D’une certaine façon, c’est l’œuvre qui engendre l’auteur: Homère ou le « Pseudo-Denys » ne sont que des noms associés à des textes. Le discours philosophique implique de toute façon un
En fait, pour comprendre la réticence du discours philosophique à l’égard de la pseudonymie, il faut prendre en compte la relation qui s’établit entre le Sujet philosophe et sa parole, une relation que l’auctorialité vient brouiller. On peut revenir à la réflexion sur l’écriture que développe Platon, dans son
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SOCRATE: C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir (Πλημμελούμενος δὲ καὶ οὐκ ἐν δίκῃ λοιδορηθεὶς τοῦ πατρὸς ἀεὶ δεῖται βοηθοῦ· αὐτὸς γὰρ οὔτ᾽ ἀμύνασθαι οὔτε βοηθῆσαι δυνατὸς αὑτῷ).
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Platon se refuse à autonomiser la textualité, à la dissocier du Sujet qui en est responsable et peut « expliquer ce qu’il dit » à travers la dialectique vivante de l’oralité philosophique. Cette méfiance à l’égard de l’écriture va au-delà du platonisme; elle concerne l’ensemble du discours philosophique, du moins sous sa forme classique, où l’énonciation philosophique ne peut pas être nomade, mais nécessairement
a) Elle doit fonder à travers son énonciation le fait même qu’elle puisse dire la vérité en tel lieu et à tel moment. Ce qui implique un positionnement dans le champ philosophique contemporain et dans les textes de son archive: la parole du philosophe doit se situer.
b) Elle est fondamentalement agonistique, liée au débat, à la discussion, que ce soit explicite ou non. Exemplaire à cet égard le cas de Descartes, qui a annexé à ses
c) Elle nourrit une défiance constitutive à l’égard des images et des récits, qui menacent la conceptualité philosophique. Or la pseudonymie est par nature un activeur d’images et d’histoires, elle participe d’une fiction.
d) Le philosophe est inévitablement un
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Ces caractéristiques ne se retrouvent pas dans le discours littéraire, qui n’est pas un discours « ancré ». Cela ne signifie pas que l’énonciation littéraire n’a pas besoin de fonder son droit à la parole, qu’elle n’est pas prise dans un dialogue constitutif avec d’autres auteurs, ni que la vie de l’écrivain ne soit pas à la mesure de son œuvre, mais ces contraintes passent par d’autres voies, qui favorisent la pseudonymie, la mascarade, le spectacle, la parure, les ambiguïtés, le nomadisme...
Une manière de rendre sensible la divergence entre nos deux discours en matière d’auctorialité et de pseudonymie est de s’interroger sur les modalités de représentation iconique: qu’est-ce qu’une photographie typique de philosophe? Une photographie typique d’écrivain? Qu’est- ce que représenter
La première photo de Pierre Loti a été réalisée lors d’un « dîner Louis XI »
Cette photo fait partie de la dizaine de clichés réalisés par un studio photographique convié pour la circonstance. L’écrivain avait en outre invité quelques journalistes parisiens qui ont fait des reportages dans la presse nationale, en particulier dans
C’est une des nombreuses photos qui montrent l’écrivain habillé en arabe dans sa maison décorée en style oriental. Elle figure sur le site du ministère de la culture français, à la rubrique « célébrations nationales »
Les photos emblématiques du philosophe Alain, pourtant pseudonyme lui aussi, sont bien différentes. La première figure sur le site consacré au philosophe
La seconde photo, souvent utilisée, figure par exemple sur le site «Célébrations nationales» du Ministère français de la culture; elle précède la notice consacrée au philosophe
La comparaison entre les photos des deux auteurs pseudonymes, l’écrivain et le philosophe, est instructive. Le philosophe n’est pas présenté à travers
L’écrivain pseudonyme Pierre Loti, en revanche,
Si en littérature on a toujours affaire à un nom
A mon sens, il est impossible de développer une réflexion sur l’auctorialité qui ne prenne pas en compte la relation de l’auteur à la pseudonymie, en fonction des discours considérés. La pseudonymie généralisée des commentaires sur le Web implique un régime d’auctorialité bien différent de celui des discours constituants, et il en va de même pour chaque discours constituant. L’auteur apparaît moins comme une instance stabilisée dont on pourrait décrire les propriétés qu’une frontière, un lieu foncièrement incertain où viennent s’entrecroiser – selon des modalités qui varient avec chaque type de discours concerné – la personne, l’acteur dans l’institution et l’énonciateur, sans pouvoir se réduire à aucune de ces trois figures, ni être leur synthèse.
On signalera en particulier le numéro spécial de la revue électronique
C’est en fait est un recueil de textes de critique littéraire qui a été publié à titre posthume en 1954, et rassemblant les pages que l’écrivain a consacrées aux auteurs qu’il admirait (en particulier Nerval, Baudelaire, Balzac et Flaubert) et à la critique littéraire qu’il rejetait, illustrée par le nom du grand critique du XIXe siècle Sainte-Beuve, qui privilégiait l’approche biographique des écrivains. C’est dans ce livre de Proust que se trouve énoncée une thèse qui a été abondamment reprise par la « Nouvelle Critique » des années 1960: « Et pour ne pas avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre aux hommes du monde (ou même à ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu’un homme du monde comme eux, il [= Sainte-Beuve] inaugurera cette fameuse méthode, qui, selon Taine, Bourget, tant d’autres, est sa gloire et qui consiste à interroger avidement pour comprendre un poète, un écrivain, ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l’article femmes, etc., c’est-à-dire précisément sur tous les points ou le moi véritable du poète n’est pas en jeu. » (Collection folio, Paris, Gallimard, 1991: 133-134).
Une recherche sur Google pour le syntagme français « l’auteur de la conversation » ne donne aucun résultat. Ou alors il s’agit de titres d’œuvres: par exemple « l’auteur de
(1969b: 35).
En français, un échangeur est un système de routes permettant aux automobilistes de passer soit d’un type de réseau routier à un autre (d’une route ordinaire ou une voie rapide à une autoroute), soit de passer d’une autoroute à une autre. Les échangeurs se trouvent donc aux intersections entre réseaux routiers de types différents.
Sur cette question, voir MAINGUENEAU et COSSUTTA (1995) et MAINGUENEAU (1999).
Pierre Loti était à la fois officier de marine et romancier. Il a eu un énorme succès à son époque. Les pays qu’il a visités lui servaient de décors pour ses romans exotiques.
Il s’agit du roi de France Louis XI (1423-1483).
alinalia.free.fr/, consulté le 10/6/2015), rubrique «Portraits d’Alain».
Cette photo provient du Musée Alain, dans sa ville de naissance, Mortagne-au-Perche.